Une inquiétante vision
Tina est une très belle jeune femme de 26 ans. Elle habite seule dans un petit appartement du centre ville. Elle a emménagé dans le sud de la France il y a plus d’un an, mais elle ne s’est pas fait beaucoup d’amis : comme elle est agoraphobe, elle travaille chez elle et sort très peu. Elle est secrètement amoureuse du jeune homme de l’appartement 27, lui seul l’écoute et la comprend vraiment, elle se sent bien en sa compagnie et elle a confiance en lui. Il est doux, généreux, souriant, et il lui prête une attention sincère. Depuis qu’elle habite ici, il est le seul à qui elle ait parlé de son don : Tina a des visions de l’avenir. Elle ne le contrôle pas : il lui arrive, en touchant quelque chose ou quelqu’un, en entrant quelque part, d’avoir comme un «flash » qui lui montre ce qui va arriver dans la journée.
Vendredi dernier, Marc avait programmé son réveil pour sonner à sept heures, comme tous les matins. Il était fatigué, de mauvaise humeur, et découragé à la seule pensée de la journée chargée qui l’attendait : il avait un premier rendez-vous à Tarbes à 9h30, il devait être ensuite sur un chantier près de Saint-Gaudens pour une expertise à 11h30, il mangerait sur place avec un conducteur de travaux qu’il n’appréciait pas du tout mais avec lequel il devait rester toujours aimable pour garder de bonnes relations, entre 14h30 et 15h30, il devrait voir trois constructeurs différents sur Toulouse pour récupérer des dossiers, il fallait qu’il ait chargé une demi palette d’enduit avant que le fournisseur ne ferme à 16h et qu’il l’amène aux ouvriers à Castelsarrasin, sur le retour il s’arrêterait à Montauban où il devrait prendre les mesures de deux maisons pour établir des devis, et enfin il pourrait rentrer chez lui, à condition bien sûr que des problèmes imprévus ne viennent pas rallonger encore sa journée comme cela arrivait si souvent ! Heureusement, se dit-il, après ça c’est le week-end, je vais pouvoir me reposer et voir mes amis ! C’est cette pensée positive qui lui donna la force de quitter son lit douillet dans lequel il rêvait de passer la moitié de la journée.
Vendredi matin, Tina s’était levée plus tôt que d’habitude : elle devait aller chercher sa sœur à l’aéroport et cela la terrifiait : il y a tellement de monde dans un aéroport ! Tous ces gens qui vont et viennent dans tous les sens, toute cette foule, tout cet empressement, tout ce bruit ! Elle savait qu’il lui faudrait un bon moment de méditation pour se préparer à affronter cette épreuve. Elle resta assise, les yeux fermés, plus d’une demi-heure à réciter en boucle une sorte de prière pour la confiance en soi qu’une psychologue lui avait apprise. A la suite de cet exercice, elle avala rapidement un bol de lait et deux cachets d’anxiolytique, puis en essayant de passer outre son angoisse, elle enfila sa veste et attrapa les clefs de sa voiture qui étaient posées sur le téléviseur. A cet instant, elle eut une vision aussi brève que terrifiante. En une fraction de seconde, tous les efforts qu’elle avait faits pour calmer son esprit s’effondrèrent. Paniquée, elle se jeta sur son téléphone.
Marc sortit de la salle de bains à sept heures et quart, une douche fraîche l’avait aidé à mieux se réveiller. Il prit le temps de vérifier qu’il avait bien mis dans son sac tous les papiers dont il aurait besoin dans la journée, les plans, les itinéraires, les fiches de chantier… Il s’apprêtait à prendre son petit déjeuner quand le téléphone sonna. Il répondit de manière un peu sèche, pensant que c’était déjà son patron qui l’appelait pour le prévenir d’un changement de planning de dernière minute, il détestait ce genre de surprises !
« Marc, c’est Tina, écoute, c’est important, écoute-moi !
_ Oui, calme-toi, c’est bon, je t’écoute, qu’est-ce qu’il y a ?
_ J’ai eu une vision. C’était horrible, c’est toi, un accident, une explosion, tu sais, un accident de voiture, et puis boum, ce grand bruit, et toi tu es mort, défiguré, mort, ne sors pas aujourd’hui, tu m’entends ? Reste chez toi, je l’ai vu, tu vas mourir, ne prends pas la voiture, ne sors pas, je l’ai vu Marc ! Tu sais, je ne me trompe pas quand je vois ces choses, alors je t’en prie, écoute-moi !
_ Calme-toi Tina, il ne va rien m’arriver, ça devait être un cauchemar.
_ Non, je ne dormais pas, c’était un flash, tu sais, un flash ! Tu dois rester chez toi !
_ Ah, je vois… Oui… Bon écoute, je ne peux pas rester, je dois vraiment aller travailler, en plus j’ai une journée très chargée et des rendez-vous importants qu’il me sera difficile de remettre ; si je n’y vais pas, le patron va me tuer !
_ Mais Marc !
_ Je te promets de faire attention, d’être vigilant, de rester sur mes gardes, je roulerai doucement, je ne téléphonerai pas en conduisant, je serai très prudent, c’est promis. Ne t’inquiète pas ma puce, il ne va rien m’arriver. Allez, excuse-moi mais je dois te laisser maintenant, ne t’en fais pas, hein ? Je passerai te voir en rentrant, tu seras rassurée de voir que je suis entier ! A ce soir. »
Il raccrocha, inquiet : Tina ne s’était encore jamais trompée quand elle avait des visions. Et si ça arrivait ? Il avait encore trop de choses à accomplir avant de mourir ! Et il aimait tellement la vie ! Mais il ne pouvait pas dire à son patron qu’il n’irait pas travailler parce que son amie avait eu un flash… Il se prépara un café. Sa main tremblait. Son cœur palpitait. Une boule d’angoisse lui obstruait la gorge. Mais il devait accomplir le programme de la journée, c’était trop important, il serait très prudent sur la route. Le destin de chacun est-il vraiment tracé ou peut-on le modifier si on en a connaissance à temps ? Maintenant qu’il connaissait le risque, il ferait plus attention que d’habitude, et il pourrait peut-être éviter l’accident. Mais s’il ne l’évitait pas… S’il ne pouvait pas l’éviter… Mais d’un autre côté, si le destin était immuable, il aurait cet accident quoi qu’il fasse, même en restant chez lui ! C’était quand même peu probable, un accident de voiture dans un appartement… Le poids de son inquiétude l’empêchait d’apprécier son café. On sonna à la porte.
Tina était complètement paniquée, elle ne voulait pas perdre, son seul véritable ami, celui qu’elle aimait. Si elle avait vu sa mort, ce n’était pas par hasard, c’est qu’elle pouvait l’éviter ! Elle devait l’éviter ! L’arrivée d’un message écrit fit vibrer son portable, sa sœur avait raté son avion, elle n’arriverait que le lendemain. Encore un signe ! Elle pouvait, elle devait sauver Marc ; il ne fallait pas qu’il sorte de chez lui, c’était le seul moyen d’être en sécurité, un accident de voiture ne pouvait pas se produire au deuxième étage d’un immeuble ! Elle courut jusqu’à sa porte, sonna, haletante, espérant qu’il n’était pas encore parti, qu’il n’était pas trop tard. Un bruit, la porte s’ouvrit. Ouf ! Elle le poussa dans l’appartement referma derrière elle.
« Tu ne bougeras pas d’ici ! Et moi non plus ! Je vais rester avec toi pour être certaine que tu ne sors pas de la journée. Il est hors de question que je te laisse mourir ! Es-tu prêt à sacrifier ta vie pour une journée de travail ? Quelle importance auront tes rendez-vous quand tu seras mort ? »
Elle avait des larmes dans la voix, elle semblait sincèrement paniquée, absolument certaine de sa mort s’il sortait, bien décidée à l’en empêcher. Et si elle avait raison ? Marc finit par se laisser convaincre, il appela son patron pour lui dire qu’il était navré de ne pouvoir aller travailler, il avait quarante de fièvre, un mal de ventre insupportable et avait passé sa nuit à vomir. Il dut subir les remontrances auxquelles il s’attendait, puis il s’installa autour d’un jus d’orange avec son amie. Ils discutèrent longtemps, puis ils se mesurèrent aux échecs. Les heures se suivaient lentement, traînant en longueur. Il fallait passer le temps. Le repas du midi leur donna l’occasion de s’occuper une bonne heure à cuisiner. Après avoir mangé, ils jouèrent un moment aux cartes puis à quelques jeux de société que Marc n’avait pas sortis de son placard depuis plus de trois ans et dont les boîtes étaient un peu poussiéreuses. Plus le temps passait et moindre devenait leur angoisse commune. Ils se sentaient bien ensemble, ils passaient d’agréables moments. Tina était heureuse de pouvoir pour la première fois passer une journée complète avec celui qu’elle aimait secrètement. Quand ils s’installèrent sur le canapé pour regarder la télévision, elle osa s’asseoir tout contre lui et poser sa tête sur son épaule. Il sentait bon. Elle était bien. Si bien que par moments elle fermait les yeux pour se concentrer sur le bonheur de cet instant de tendresse et le savourer pleinement, ne faisant plus attention au film. Marc avait remarqué qu’elle gardait les paupières fermées de temps en temps, il pensait qu’elle était en train de s’endormir, il trouvait ça mignon. Il avait envie d’aller se servir un verre d’eau fraîche depuis déjà un moment, mais il n’osait pas se lever de peur de la déranger. Ils étaient tous les deux immobiles et silencieux, on n’entendait que le son de la télévision. Elle aurait voulu que cet instant soit éternel, mais il fut interrompu par un bruit continu très désagréable qui annonçait une panne imminente du téléviseur.
« Ah non, c’est quoi ça ? » fit Marc en soupirant. Il se leva pour aller examiner l’appareil défectueux en espérant pouvoir le remettre facilement et rapidement en bon état de marche.
Comme il en approchait son oreille pour identifier la provenance exacte du bruit anormal, elle reconnut à l’écran les deux voitures de sa vision. Elle ressentit comme un choc dans la poitrine. Le film montrait une course poursuite. Les deux voitures se percutèrent. Elle se leva d’un bon et cria pour prévenir Marc, mais il n’eut pas le temps de comprendre : le téléviseur explosa. Son visage était tout près de l’écran. Il mourut sur le coup.
On n’échappe pas à son destin…
_______________________________________________________________________
Nouvelle extraite du recueil Destins : http://www.manuscrit.com/catalogue/textes/fiche_texte.asp
Sujet: Une inquiétante vision (nouvelle fantastique) 
et la fin – il fallait bien que la vision se réalise d’une façon ou d’une autre. Mais Tina a au moins passé une très belle journée avec l’homme qu’elle aimait secrètement...
