Simon.
Quelques piécettes ternies. Des chiffons amassés, empilés, dont le vent venait troubler l'ordonnancement pour les jeter dans la ruelle où ils s'envolaient, vaporeux, légers comme des espoirs abattus par l'existence dans le maelström de la cité.
Encore une pièce, puis une autre. La main anonyme les jetait sans même examiner le quémandeur de l'obole. Le destinataire de cette offrande impersonnelle était emmailloté, inerte et léthargique. Un manteau élimé enveloppait la tête et se perdait dans le caniveau pour en pomper l’eau sale, avide, tel un sac informe qui infligeait à l’infortuné sa silhouette grotesque de pantin noyé. Une autre couverture partait de l’intérieur du vêtement et couvrait les jambes desquelles elle menaçait de s’échapper. Elle s’arrêtait juste au dessus de chaussures informes qui, dépareillées, faisaient eau de toutes parts et traînaient misérablement dans la boue. Il était assis, là, depuis des jours semblait-il pour former comme une excroissance naturelle du trottoir et qui trouvait son aboutissement dans le vacarme assourdissant de ce carrefour citadin.
La réserve de loques se composait de costumes de théâtre vétustes. Avant de devenir guenilles, chaque vêtement avait eu plusieurs destins : d'abord, des pourpoints chatoyants d'un drame élisabéthain avaient paré les sombres protagonistes d'un funeste complot et laissaient leur empreinte de velours dans la mémoire de très vieux spectateurs. Ensuite, la robe de satin d'une courtisane brasillait humblement, se ternissait et devenait souvenir d'une soirée lointaine. Un brimborion y laissait un ultime regret, qu'une main crevassée fourbissait sans relâche, puis y renonçait un instant, avant de l'enfouir dans le capharnaüm et d'en oublier l'existence.
Lorsque la bise donnait, les tissus indisciplinés prenaient la tangente. Le vieux Simon courait à leur poursuite alors qu'ils tourbillonnaient facétieusement sur les boulevards ; quelquefois, il devait les attacher à l'armature du landau défoncé où ils allaient se blottir, enfin vaincu. Mais il arrivait que des défroques éprises d'aventure s'en aillent batifoler dans des rues avoisinantes encore ignorées et menaçaient de laisser sur les passants des traces de péripéties négligées, perspectives d'aventures trépidantes pour des badauds désabusés. Le vieux Simon hantait le carrefour avec la chatte Salomé infestée de puces. Quant à Bébert, son autre compagnon, il avait les yeux ennuagés par la cataracte venue en catimini. Sa truffe était envahie par les plaies d'où suintaient des humeurs, qui ponctuaient la misère quotidienne dont il était le gardien. Depuis que la vie lui avait volé le bonheur, le vieux Simon, accroché à son landau délabré, divaguait autour du carrefour encombré en égrenant des vers : J’ai vu plus de quatre-vingts ans de douleurs, et chaque heure de joie s'est toujours brisée sur une semaine d'angoisses ! »1
Pour l'amour du théâtre, une petite aumône. Chaque fois qu'on lui passait quelque menue monnaie, un soupçon d'attention, un pâle sourire ou un regard, il remerciait par un morceau de bravoure et donnait pour quelques instants l'illusion de la scène allumée : « Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur »2
C'est lui qui avait contracté, le premier, le mal de la flétrissure du souvenir. Lorsqu'on l'avait mis en institution, Colin en ami fidèle, l'avait escorté et soutenu sans penser à la suite. Je suis à tes côtés, avait-il pour habitude de dire aux nombreuses angoisses, ce n'est rien, cela va s'arranger.
Et Simon avait commencé à s'effacer, tout doucement, touche par touche, s'estompant comme un pastel exposé à une trop forte lumière : la flétrissure du souvenir avait racorni son existence qui, privée du verbe, s'était inexorablement ratatinée. Sur son personnage les feux de la rampe se voilaient et n'y brillaient plus que quelques points lumineux, comme les grains de poussière tourbillonnant dans la pénombre du grenier, sous le faisceau de la lucarne dans les rayons d'un soleil d'après-midi...
Avec le verbe en moins, Simon ne pouvait plus vivre toutes ces vies qu'il proposait au public, et au moyen desquelles il faisait ruisseler les petits faits que les auteurs livraient à la curiosité populaire en échange de quelques applaudissements. D'ailleurs, le vieil acteur ne gardait plus de cette époque que l'écho incertain d'une rumeur de voix et trois coups sourds frappés dans la coulisse. En perdant la mémoire il avait jeté un voile sur la scène, et ne gardait plus de ce mausolée que des fripes chiffonnées qui virevoltaient dans le vent.
1Richard III – Willam Shakespeare.
2Phèdre – Racine,